La communauté, un pays de bonne surprise. Encore un beau commentaire. Merci
La communauté, chroniques de Lee Ham
Questionnements
Au bout
La communauté : extrait
Les deux musiciens jouent devant la Grande synagogue.
D’une gargote, juste à côté d’eux, leur vient une musique aux consonances orientales. Elijah reconnaît l’oud et les percussions, ils expriment des mélodies judéo-espagnoles ou arabo-andalouses, celles qu’il a tant de fois entendues par la voix de Rebecca. Le klezmer n’y résiste pas. Comme plus tôt, dans le pays gargaouze, il entraîne Istvan dans le café bondé où se déroule une fête animée. Ils y trouvent tant bien que mal une place, ils doivent se serrer contre des participants, sans doute membre de la famille du patriarche qui trône au centre de la salle. Le vieillard, barbe, moustache et cheveux blancs, est entouré de sa nombreuse progéniture. Hommes, femmes et enfants accompagnent les musiciens de frapper de mains et de chants. Sans même l’avoir commandé, les deux Transylvains reçoivent chacun une assiette de mouton, riz, légume, pois chiches et un pain pita posé dessus. Leurs voisins mangent déjà leur dessert, des pâtisseries dégoulinant de miel, garnies d’amandes, de dattes et de cannelle, ils leur sourient aimablement, comme dans le clan tzigane, ils ne cherchent aucunement à savoir d’où viennent ces intrus. Elijah et Istvan se délectent des mets et des airs venus du Maghreb, Grèce, Bulgarie, Serbie, Dalmatie, Anatolie, Italie, Espagne, Portugal, du midi,
ponant comme du levant.Le patriarche
Une jeune fille vient avec une carafe de vin et une autre
de jus de raisin, elle en verse généreusement aux invités de la dernière heure.
« Ne vous gênez pas, tout le monde est le bienvenu
pour prendre part à la fête d’anniversaire de grand-père
Abraham », dit-elle en roumain.
Elijah ne peut répondre, car il est traversé par une multitude d’émotions qui lui viennent en même temps : la générosité de ses hôtes alors qu’il en était exclu jusqu’à présent, son indécision concernant l’avenir de l’enfant, le souvenir de sa bien-aimée dont la porte restera fermée à jamais, et de son fils dont il ne pourra pas s’occuper.
Istvan lui prend doucement la main, il pose tendrement
sa tête contre son flanc.
« Ne pleure pas, on trouvera bien une solution », lui dit
à voix basse le garçon.
Elijah ferme les yeux, il est transpercé de réconfort et
de paix. L’enfant à raison, tout le monde se réjouit à présent, ce n’est pas le temps de s’inquiéter.
Le patriarche vient vers les deux étrangers. Ses neveux,
nièces et petits-enfants lui font aussitôt de la place, si bien que le vieil homme, Elijah et Istvan se retrouvent seuls à la table comble de nombreux plats. L’ancien s’adresse à ses invités.« Merci d’être venu pour fêter mes quatre-vingt-dix ans.
Je me nomme Abraham Lévi et vous ?
– Elijah et Istvan Kagan. »
L’enfant se retourne vivement vers son compagnon, il
le regarde avec émotion, il lui a donné son nom ! Il a donc pris sa décision, il va l’adopter !
« Je vois là un violon mon petit, accepterais-tu d’en jouer pour un arrière-arrière-grand-père ? », poursuit l’ancêtre.
Istvan hoche énergiquement la tête, tant il est heureux,
tant il est soulagé. Il sort son instrument de sa boîte, l’accorde rapidement et va prestement rejoindre les six musiciens qui n’ont jusque-là cessé de jouer. L’homme au bouzouki l’invite à se placer à côté de lui, il lance sans tarder un Taqsim. Istvan le suit sans difficulté, il improvise sur les modes orientaux transmis par Elijah.
Abraham observe l’enfant, l’air satisfait.
« Il est beau de voir les jeunes s’adapter et s’accommoder de toutes les nouveautés. Bien que je me rigidifie avec l’âge, je sais encore apprécier les belles choses. Remarquez mon frère Salomon est resté remarquablement souple pour ses quatre-vingt-deux ans, il vient d’aller rejoindre ses neveux à Recife, au Brésil. Il est curieux de penser que ce sont des Juifs néerlandais venus d’Espagne qui ont fondé cette
communauté d’Amérique, il y a déjà près de trois cents ans. Vous connaissez notre histoire Elijah ? »Le klezmer est surpris par la question, elle ravive une
vive blessure, la peine d’être séparé de son aimée. Mais
il ne peut esquiver la réponse, comme il l’aurait fait dans
d’autres situations, il doit le respect à son aîné.
« J’ai une amie, Rebecca Cohen de Timisoara, qui me
l’a contée.
– Je vous écoute.
– À ce que j’en ai compris, vous êtes arrivés au Portugal
et en Espagne par l’Afrique du nord, puis expulsés au quinzième siècle. Vous vous êtes alors disséminés sur le pourtour méditerranéen, les pays arabes, les Balkans et même toute l’Europe.
– Ma famille est en effet arrivée ici avec les Turcs, il y a
bien longtemps. Et vous d’où venez-vous ?
– De Satu Mare, je suis Transylvain, roumain et ashké-
naze, mais je suis avant tout musicien.
– L’histoire ne vous intéresse-t-elle pas ? Pourtant, sans racines un arbre meurt et tombe, sans les branches les racines s’atrophient. L’arbre donne aux vivants le souffle nécessaire pour chanter leurs rêves, le musicien aussi, n’est-ce pas là son talent ? Vous êtes donc klezmer, mais où est donc votre instrument ?
– Perdu aux pieds d’un rabbin. Mais j’en ai reçu un
autre, une flûte des Carpates.
– Rebecca Cohen est-elle la mère de l’enfant ? »