Panique en Himalaya. Un extrait du roman la voie de l’errance.
Panique : la chute
Le soleil atteignait son zénith, un disque éblouissant surplombant les sommets dégagés, blancs sur une toile azurée. Les voyageurs empruntèrent le sentier qu’ils avaient dû quitter le matin même. Un raidillon bordé d’un remblai de pierres, un mur de soutènement pour le consolider, un chemin de caravaniers qui conduisait à une longue crête aiguisée. Ils admirèrent le travail titanesque du peuple des montagnes. Passé quatre mille mètres, outre le froid, la lumière aveuglait et l’oxygène se raréfiait.
Panique : respiration
Les garçons retrouvaient les symptômes qu’ils avaient oubliés : gonflement des mains et du visage, vomissements, maux de tête, essoufflement. Pourtant habitués aux saisons extrêmes du désert de Gobi, ils développaient divers signes inquiétants : engelures, déshydratation, enflure des pieds et des chevilles, une réaction à l’altitude trop élevée. Mais d’autres signaux préoccupaient davantage Champo : leur peau bleutée indiquant un possible œdème du poumon, ou encore leur confusion, titubation, trébuchement, une manifestation d’un début d’œdème du cerveau. Il épiait les deux signes alarmants qui l’obligeraient à dévaler au plus vite la pente : les crachats roses et mousseux, les hallucinations. Alors les réactions disparaîtraient instantanément. Bien qu’il eût lui aussi des céphalées et une gêne respiratoire, Ganzorig paraissait mieux adapté que ses jeunes camarades. Une aide précieuse pour le Tibétain.
Arbre d’ivoire
Champo avait étudié gratuitement, trois ans durant, à l’école des guides de montagne du Tibet, sélectionné à seize ans dans son village natal à plus de quatre mille mètres, puis embauché par la Compagnie de Lhassa. Sa famille l’avait suivi dans la capitale ; des pauvres gens dans une ville de riches. Le benjamin entretenait ses parents. Sukbataar, le plus robuste des trois enfants, parvenait à suivre ses aînés, Naranbaatar et Kushi peinaient en arrière. N’avançant que par la seule force de la volonté, ils parvenaient à peine à respirer. Ils s’arrêtaient souvent pour admirer le paysage, un spectacle à couper le souffle ! obligeant leurs compagnons à les attendre. Les cimes se découpaient tel un grand arbre d’ivoire déployant ses branches dans le ciel infini ; le disque solaire embrasait les arêtes d’argent comme les couronnes des puissants khans sous la clémence de Tengri. Au loin, les glaciers dégringolaient en cascades luisantes et se brisaient en séracs sales et géants. En contrebas, les névés blancs, striés de sang, s’écoulaient sur la terre mouillée, à l’instar des langues tombantes des chameaux assoiffées par le sable brûlant.
Panique : l’antre
Les voyageurs arrivèrent enfin à la crête méridionale, passage forcé pour atteindre le col frontalier. À l’ouest, la boule rouge de l’astre du jour s’enfonçait derrière les cimes effilées, nappant d’orange et de pourpre leurs contours glacés. D’un côté, la chaîne himalayenne inondée de feu, de l’autre, le Sikkim et peut-être le Bhoutan, disparaissant peu à peu dans l’antre des Dieux.
Champo décida d’une halte à l’abri du vent derrière de grosses roches. Les sacs en plume d’oie furent aussitôt étalés côte à côte sur une toile plastifiée et chacun se précipita dans son duvet, la tête engoncée dans les capuches rembourrées.
Panique : soins
Les jambes au chaud dans son sarcophage, le guide distribua des galettes sucrées et mit le réchaud à brûler pour le thé. Il sortit de son sac de la farine d’orge et même du beurre conservé dans un pot en fer blanc et en garnit les cinq récipients.
— C’est de la graisse qu’il vous faut. Je vais aussi vous faire une décoction de racine d’orpin, mais je crains que ce ne soit pas suffisant pour enrayer vos symptômes. La seule solution est un changement d’altitude brutale. Donc demain, nous passons la crête pour nous précipiter sans halte en contre-bas
— Tout dépend si la pente est un pré ou de la rocaille, parvint à plaisanter Sukbataar.
— Je ne te demande pas ton avis, c’est un ordre ! S’emporta son aîné.
Champo étala par-dessus ses protégés les épaisses couvertures tissées de poils de yaks.
— Dormez maintenant, demain je vous réveille très tôt, dit-il d’une voix adoucie.
Le pont
La crête se présenta telle une route parfaitement dessinée, d’une étroitesse démesurée, un pont enjambant le néant. Dans son prolongement, le col, la porte de la liberté. Les voyageurs encordés de baudrier en baudrier, Champo se lança le premier, Sukbataar à quinze mètres après lui. Le guide avait préféré des petits groupes plutôt qu’une longue file, estimant le passage aisé à franchir. En effet, il ne leur fallut pas longtemps pour le traverser. Sitôt atteint le versant opposé, le Tibétain fit signe à l’autre file de passer. Elle s’engagea, espacée de huit mètres. À mi-parcourt, Ganzorig entendit un grand cri. Il n’eut pas le temps de se retourner que, soudain, il fut entraîné vers l’abîme. Il parvint de justesse à se plaquer en arrière d’une roche et à s’y caler fermement. Le poids de la cordée lui serra la taille et l’empêcha de respirer. Quand il put enfin ouvrir les yeux sur la scène de l’accident, un atroce pressentiment lui vrilla les boyaux. Ce fut pire qu’il le pensait. La crête vierge, la corde tendue vers le précipice. Affolé, il maintint de toutes ses forces le cordage, en espérant qu’il ne brisât pas, que les mousquetons ne lâchent point, propulsant les garçons dans le ravin himalayen.
D’abord incapable de réaction, Champo se détacha de son compagnon. Il prit dans son sac le matériel prêté par la Compagnie des guides, puis il se précipita sur la crête. Sukbataar se retrouva seul et figé par la peur.
Panique : vertige
Glacé et comprimé par la corde, Naranbaatar eut la sensation que ses poumons allaient éclater. Il avait vu défiler sa courte vie : la yourte avec ses parents, les chevauchées avec ses camarades, sans aucune surveillance, libre de sortir et rentrer à volonté, les bastonnades quand il avait dérogé aux règles de bienséance. Il avait ouvert les yeux pour les refermer aussitôt, le cœur emballé. Les pieds dans le vide, son ami Kushi, inerte, huit mètres au-dessus de lui, les extrémités de ses membres endormies par le vent glacial qui soufflait sans discontinuer ; ses mains ne pouvaient plus tenir le filin. Le reste de son corps gémissait de meurtrissure, comme s’il avait été roué de coups. Ne voulant pas mourir, fracassé sur les rochers ou bien givré sur son gibet, Naranbaatar se mit désespérément en quête d’une solution pour s’extraire de là. En vain. Il ne parvint pas à bouger, en raison du poids de son sac. Il observa Kushi. La tête ballante, les bras désarticulés. Avait-il perdu connaissance ? Il l’appela, son camarade ne répondit pas, une tache de sang grenat imbibait son pantalon. Naranbaatar fut épouvanté. Pourquoi les autres ne faisaient-ils rien pour les aider ? Il cria à Ganzorig de tirer, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Son aîné devait être occupé à les retenir et veiller à ne pas tomber à son tour.
Panique : voltige
Naranbaatar paniqua. Il essaya de se hisser sur le cordage en entortillant la corde autour de ses jambes et en la bloquant avec ses chevilles, à l’instar des jeunes Mongols en voltige sur leurs chevaux. Les doigts gourds, s’agrippant aux pieds de l’accidenté, il parvint à se placer à son niveau quand une voix retentit.
— Ne bougez pas ainsi, Ganzorig a du mal à tenir ! Est-ce que ça va ?
C’était Champo ! Naranbaatar ne put répondre.
— Dites un coup pour oui et deux pour non. Est-ce que vous êtes blessés ?
Un coup, le Tibétain s’affola.
— Qui ? Naran ?
Deux coups.
— Est-ce que Kushi a perdu connaissance ?
Un coup. Champo devait de toute urgence les remonter. À l’aide de la corde ? Non, elle pouvait se déchirer sur une arête.
— Naran, tu dois te cramponner à une saillie, vous êtes trop lourds, cria-t-il. Je vais essayer de vous rejoindre.